BIELINSKI ET LA LICORNEpar Czeslaw MILOSZ
Je ne prétends pas au titre d'écrivain politique. Non évidemment, que je crois à la possibilité de me détourner des problèmes actuels. Il s'agit des moyens dont on dispose. La pensée qui est suffisamment claire dans un poème ou un roman, puisqu'une clarté d'un tout à fait autre genre y est exigée, risque de paraître vague ou contradictoire quand on l'applique à la théorie. Les deux domaines doivent rester séparés, encore qu'ils doivent agir l'un sur l'autre. Je limite done d'avance mes compétences: de cette manière je pourrai me permettre de tâtonner plutôt que de démontrer. Mon point de vue est celui d'un habitant d'Europe occidentale, où la pression des conformismes est relativement faible et où l'on peut se passer d'ortohodoxie. Je tâche de suivre ce qui se passe en Amérique et, en même temps, je suis dans la situation, assez spéciale, d'un témoin des évènements qui se déroulent dans une des démocraties populaires, c'est-à-dire en Pologne. Je lis la plupart des livres importants qu'on y publie et je me tiens au courant des polémiques. La seule connaissance de la langue ne suffit pas. Ce qui importe le plus en pareil cas, c'est une familiarité avec le milieu en question et un engagement émotionnel non pas du côté dupassé ni du présent état de choses, mais du côté de ce qui, dans des conditions aujourd'hui inexistantes, y aurait pu naître.
Dans la première moitié du XIXème siècle, une étrange aventure intellectuelle survint à Bielinski, éminent critique russe. Il recontra la philosophie de Hégel et la formule bien connue: "Was Wirklich ist das ist vernunftig" le bouleversa. Il l'interpréta à sa façon. "La force est loi, la loi est force" - écrivait-il dans une lettre à son ami - Non, je ne réussirai pas à te décrire avec quel sentiment j'ai entendu ces paroles - c'était une libération. J'ai compris l'idée de la chute des royaumes, la légitimité des invasions; j'ai compris qu'il n'y a pas de force matérielle sauvage, qu'il n'y a pas de règne de la baionnette et du glaive, qu'il n'y a rien d'arbitraire, d'accidentel - le lourd chagrin n'était plus, qu'engendrait la méditation sur le sort de l'humanité et le rôle de ma patrie m'apparut sous un nouvel aspect... Le mot "réalité" est devenu pour moi égal au mot "Dieu". Bielinski en tira les conséquences. Ce libéral devint, pour deux ans, un glorificateur du régime tzariste qu'il proclamait "rationnel" et "nécessaire", car, écrivait-il, "la moralité provient de l'harmonie de l'homme subjectif avec le monde objectif". Plus tard, Bielinski avoua son erreur. "Il fallait... développer l'i dée de la négation en tant que loi historique non moins sainte qui la première, et sans laquelle l'histoire serait transformée en une boue stagnante et puante" - dit-il. Mais laissons pour le moment Bielinski à ses destinées Retenons simplement son erreur, qui se répète aujourd'hui sous divers déguisements. A cet égard, ce Russe était un précurseur. L'empreinte laissée par la "réalité" sur l'imagination d'un homme est, à vrai dire, quelque chose de surprenant. Il voit les canons, les range d'infanterie, la police efficace; il respire l'atmosphère de la puissance. Pourquoi ne considérerait-il pas la Russie des Tzars comme inébranlable? Et aujourd'hui, les armes atomiques, les a vions à réaction, les tanks, apprennent à tous l'humilité. Si le puissant sous le règne duquel il nous échoie de vivre nous donne à manger et montre combien il est fort, comment oserions-nous le critiquer? Sa justification suprême est qu'il est. Personne ne prétendra que la liberté, dans son duel avec la nécessité, peut passer outre et qu'elle consiste à vouloir ce qui est impossible. Je ne peux pas, en sautant du cinquième étage espérer m'accrocher en l'air. Je ne peux pas forcer par des incantations magiques une cathédrale à danser. Dans le domaine politique, nous sentons que les efforts de "Rivarol" pour résusciter la philosophie de Maurras sont voués à l'échec et qua Tchang-Kai-Chek ne gouvernera plus jamais la Chine. Les lois - de la nature ou de la pesanteur sociale - existent donc. La liberté se réalise quand on connait ses limites, quand on ne les nie pas mais qu'on cherche les moyes de les étendre. Pourtant la question se pose: où est la limite dans un cas donné, et où donc est la loi que notre volonté ne peut pas vaincre (mais seulement maîtriser), et où on substitue en guise d'obstacle, une fausse loi qui n'est en réalité qu'un mélange inavouable du fait et de l'idée? Peut-être les monstres qui nous font peur, ne sont si dangereux que parce que nous n'avons contre eux qu'un arc ou un lance-pierres? Pour un bon nombre de contemporains - sinon pour la majorité - les systèmes dans lesquels ils vivent ne sont ni "naturels" ni louables. C'est là ce qui caractérise les hommes de notre temps. Mais s'ils n'invoquent pas contre ce qui les entoure un autre système déjà existant, on les nomme rêveurs et on les accuse de se réfugier dans la "morale pure". Pourtant ils représentent l'unique courant optimiste de nos jours. Consciemment ou inconsciemment, ils se rendent compte du fait que la pensée sociale passe par une crise et que la prétendue science du développement historique en est au niveau où se situait la biologie du XVIème siècle. Certes, la découverte de la circulation du sang était un pas en avant. Mais les instruments étaient trop primitifs. Ceux qui récusent le faux dilemme entre la "free entreprise" et le collectivisme bureaucratique russe sont les seuls capables de frayer un chemin à la vraie science sociale de l'avenir. Leur drame est qu'ils succombent impercepti blement au prestige de la réalité. Car les hommes qui manient le pouvoir de l'argent ou du glaive portent un masque: "Vous devez nous obéir, non parce que nous pouvons vous priver de travail ou vous jeter en prison, mais parce que neus incarnons la Nécessité." Par l'erreur de Bielinski on mesure le poids avec lequel tout ce qui est tangible écrase une vision de l'avenir. Cet écrivain souffrait, en regardant le sort de l'homme en Russie, mais il imposa silence à son indignation morale en la l'expérience du maccarthysme sera profitable aux intellectuels américains. Ils ont eu l'occasion de remarquer par eux-mêmes que le particulier est faible et sans défense en face du général, qu'il se replie honteusement sous la menace de la "grosse bête", en trouvant des raisons excellentes pour abdiquer, avec l'aide de "et pourtant", "il faut concédar que", "mais malgré tout". Espérons que leur vulnérabilité les rendra plus solidaires des millions d'hommes qui supportent mal les mesures totalitaires. Les poètes satiriques de Varsovie dans les années 1945-1955 ont pris pour sujet préféré l'homme qui s'est accoutumé déja à ne dire que "Oui" et qui, soudainement, reçoit l'ordre de se montrer courageux. Forcé d'avoir ses opinions personnelles, il est saisi d'effroi. Ce genre d'humour contient une critique de la liberté, conçue non comme un droit mais comme un cadeau offert par des rois bienveillants. Les héros de ces poèmes satiriques n'oublient pas que la hiérarchie subsiste et que la "réalité objective" se réserve le dernier mot. D'où la peur: car on ne sait pas si la phrase qu'on prononce sera reconnue d'un apport utile, dans "l'intérêt général", ou bien si on la condamnera comme prouvant des tendances anarchistes. "Le dégel" ne résulte pas de la "pression des masses". La volonté des gouvernants s'est heurtée tout simplement à la résistance "dans la nature des choses" c'est-à-dire à l'ennui et à l'apathie des gouvernés. Pour qu'un système social fonctionne efficacement un certain degré d'identification émotionnelle des citoyens avec "ceux d'en haut" est nécessaire. Pour remédier à l'apathie, on accorde, en premier lieu, des privilèges à un groupe qui dispose de moyens d'expression. Il existe des dangers inhérents au relâchement des contrôles. Le caractère conventionnel de l'orthodoxie devient apparent, donc la prétendue nécessité perd ses moustaches ontologiques. Un lâche s'avoue, dans le secret de son coeur, qu'il tremblait devant un monstre empaillé. Le doute qui torture l'individu placé devant un ordre établi - ce doute qui torturait Bielinski - s'exprime d'ordinaire par la question: "Pourquoi moi? Pourquoi dois-je résister si tous acceptent? Le "dégel" fait renaître le sentiment de la dignité, car il semble donner raison aux esprits forts. En même temps, les administrateurs en profitent: la température de la solidarité monte, car, pour un instant, on entrevoit le possible. La lecture des périodiques polonais des derniers mois m'a confirmé dans ma conviction optimiste que l'absurde se corrode tôt ou tard. Je me servirai de quelques citations, sans cacher qu'elles me font plaisir. J'ai écrit en 1951: "Ce qui distingue la science vulgarisée, c'est gu'elle donne le sentiment que tout est expliqué. Elle rappelle un système de ponts lancés par-dessus les abimes. On peut aller bravement sur ces ponts, avec l'illusion que les abimes n'existent pas. Il n'est pas permis d'y regarder - ce qui hélas, ne change rien au fait qu'ils existent." Et aussi: "Les staliniens ignorent les conditions nécessaires à l'existence de la plante humaine. Ils ne veulent pas en entendre parler et étouffant toute curiosité qui risquerait de s'éveiller dans cette direction, chez les savants et les écrivains - car une telle curiosité est contraire à l'orthodoxie - ils empêchent l'humanité d'accéder à la connaissance d'elle-même". J'ouvre l'hebdomadaire de Varsovie "Nowa Kultura" de janvier 1955, et voilà ce que j'y trouve: "... Le marxisme a dégagé des phénomènes qui dirigent les processus historiques déterminant l'histoire, mais qui n'épuisent pas, tout de même, le contenu de la vie humaine; avec l'aide des notions désignant ces phénomènes - notions telles que forces productrices, classes, nations, base et superstructure, lois historiques, etc... - on peut décrire les processus historiques dans leurs grandes lignes: on ne peut pas décrire tout ce qui se passe dans la vie sociale et qui est souvent important et digne d'attention - sinon pour les philosophes, du moins pour ceux qui participent à cette vie et la créent". J'aime ce "sinon pour les philosophes". On peut espérer qu'après beacoup de détours, l'humanité sera émerveillée en découvrant que l'eau est un liquide. Mais continuons: "Tout ce qui n'entrait pas dans ce cadre (des termes officiels) était négligé et ignoré, en vigueur de ce principe tacitement admis, mais faux et dangereux - que les opinions qui ne peuvent être formulées dans le langage élaboré et assimilé jusqu'à maintenant par le marxisme, ne méritent pas l'attention et qu'on ne doit pas tâcher de les comprendre". "Les résultats de cette situation se sont fait sentir d'une façon criante dans certaines tristes expériences de la littérature lorsqu'elle s'efforçait de réduire son intérêt pour la vie humaine à la sphère des phénomènes théoriquement décrits et catalogués par une doctrine philosophique, retombant de cette manière dans un symbolisme primitif, où les hommes n'étaient que les représentants des catégories sociologiques apprises par l'écrivain et lui dictant a priori les schémas des actions humaines." On ne doit pas exagérer la portée de cette franchise. Elle marque pourtant quelque effort dans le sens d'un matérialisme dialectique "éclairé". Il faut, du reste, tenir compte du pays, hérétique par excellence, et traité par les Russes avec certains égards dus à la "Finlande intérieure". Je ne serai pas accusé, j'espère, de prêter trop de place à la philosophie et à la littérature, qui, dans ce système politique, sont la clé de voûte. De même, si je mentionne le théàtre, ce n'est pas en esthète. Les théâtres très nombreux en Pologne, sont traditionnellement un des centres de la vie nationale. Je m'élevais contre les décrets qui limitaient le répertoire aux pièces réalistes de la fin du XIXè siècle, qui détruisaient l'héritage du drame romantique, en un mot, contre le goût des bureaucrates. Je lis dans "Nowa Kultura" de décembre 1954: "Après avoir classé comme formalisme en matière de théâtre, le grotesque, l'allégorie, la convention, le raccourci; dans l'art de l'acteur aussi, le pathos, la phrase rythmée, le geste conventionnel, et parfois - car on est allé jusque-là - toute composition formelle du spectacle - ces terrible bourgeois en puissance ont pris pour réalisme ce qui leur était le plus proche: la prononciation terne "de tous les jours", le soi-dosant naturel des comportements, le manqe d'expression, le froid du langage administratif, beaucoup de repas sur la scène, l'eau véritable dans les robinets, le vérisme de la scénographie, l'authenticité minutieuse des détails". Conclusion: il faut changer tout cela pour que le mes sage idéologique parvienne aux masses à travers le théâtre. Le passage cité est un cri du coeur, car tous en Pologne sont d'accord que le théâtre russe est minable. Des changements semblables sont observés dans l'architecture et dans l'art. Malheureusement Varsovie fut reconstruite, non pas d'après les projets hardis des urbanistes polonais de 1945, mais d'après les plans rétrogrades imposés par l'architecture russe. Aujourd'hui on le regrette. Le faux classicisme n'est plus à la mode, mais on ne sait pas par quoi le remplacer. Dans la peinture, on discute Matisse et Klee. Ce désir d'assimiler l'art nommé jusqu'à maintenant "bourgeois", a son équivalent dans les respect tardif pour la théorie de la relativité d'Einstein. On veut cueillir des fruits qui ne mûrissent pas dans un climat d'orthodoxie. Quant au contact avec les littératures étrangères, on défend ouvertement un point de vue bizarre: qu'il faut publier certains auteurs étrangers même s'ils ne sont pas communistes. "Le vieil homme et la mer" de Hemingway a émerveillé les lecteurs. Les éditions des classiques tels que Balzac, Stendhal, Victor Hugo, Fielding, Melville, disparaissent, rappelons-le, dans quelques jours des rayons des librairies, happés par le public avide, quoique les tirages soient très élevés. Le public se détourne des produits de la propagande - et voilà une des causes du "dégel". Les journalistes occidentaux se demandent si tout cela annonce des changements de fond. Ils anticipent. La centralisation et la hiérarchisation sont si énormes qu'on peut permettre certains plaisirs à une élite. Fait significatif, à Varsovie, on a ouvert de petits théâtres satiriques, de caractère exclusif, pour les gens "bien" qui sont capables de digérer les mets nuisibles aux masses. Mais ne simplifions pas et ne négligeons pas les complexités du mécanisme. Par exemple, une attitude plus humaine propagée par la littérature de cour, mettons envers le personnage au mauvais passé politique, influe sur les décisions d'un fonctionnaire du Parti dans un bourg éloigné. On doit choisir pour critère le droit de dire la vérité, ce qui présuppose l'échange libre des opinions et le résultat imprévu du dialogue. Or, le possible qui tente les gens dans mon pays est chasse gardée, tout le monde vivant de mensoges et de fantômes. Un voyageur qui entreprend l'exploration de continents peu connus, diffère d'un enfant à qui une mère donne la permission de courir dans le jardin. Le philosophe que j'ai cité, comprend qu'il serait vain de vouloir tout exprimer dans les termes officiels, élaborés jusqu'à maintenant, mais il demeure dans un cercle vicieux, car il part du prémisse qu'une exploration libre ne ferait que compléter le dogme et ne l'abolirait jamais. Néanmoins, le "dégel" introduit de nouveaux éléments, en particulier une prise de conscience du vide. Dans un récit de Andrzejewski "Le renard d'or", un petit garçon de cinq ans, Luc, couché dans son lit, voit la porte s'ouvrir et une créature étincelante entrer dans la chambre: un renard d'or. Le renard se cache dans l'armoire. Depuis, chaque soir, l'hôte étrange rend visite à Luc. Celui-ci tâche de communiquer la nouvelle merveilleuse aux autres, mais sans succès. Emilka, sa petite camarade de la maternelle, est une vraie fille de prolétaire. Luc lui raconte que la plus belle ville du monde s'appelle Colorado et se dress sur une île admirable. Là-dessus, Emilka se fâche et crie: "Pas vrai! Moscou est la plus belle". Une tentative de l'initier au renard d'or finit par un scandale. Les parents de Luc s'inquiètent: il lui faut être comme les autres, s'il veut s'épargner les souffrances d'un inadapté à la société nouvelle. Son frère aîné, un écolier à cravate rouge, le raille. Enfin Luc renie son hôte, il proclame courageusement: "Il n'y a pas de renards d'or", et en récompense, on l'inivite à "jouer au Kolkose". Mais, en jetant un regard à travers la fenêtre, il voit le renard d'or qui disparaît au coin de la rue. Voilà donc un récit allégorique - ce qui est déjà inusité. La critique qu'il présente de la dépersonalisation ressemble à celle, de couleurs beaucoup plus sombres, qu'on trove chez Orwell. Elle fait naître une simple réflexion: le renard - le rêve caché - est, d'ordinaire, le dernier recours des gens cernés, traqués, un programme minimum. Ce qui est socialement "inutile" mérite cependant mieux que d'être toléré comme une concession à la faibless de la nature humaine. Ajoutons que chaque oeuvre en Pologne est jugée d'après le critère de l'utilité et qu'on a reconnu, en commentant ce récit, la valeurdu rêve, qui reste utile à la constrution socialiste. Beaucoup de poètes prennent la "défense du rêve" en dévoilant, sans le vouloir, le vide de leur pensée. Car à quoi rêvent ces poètes? Au rêve. Est-ce que le poisson fait le rêve de nager? Il nage. Le dégel, puisqu'il contribue à raviver l'espoir, favorise la propagande de la parousie, de l'accomplissement des temps. En même temps, il porte atteinte à cette propagande. Il me paraît indubitable que, sans un lent dépérissement de la foi en une parousie qui justifie tous les crimes, on ne peut pas espérer la destruction du totalitarisme. Sinon, la tâche majeure qui consiste à concilier la propriété publique des moyes de production avec la démocratie ne sera jamais hic et nunc. Dans l'immense circulation des livres en Pologne, je vois un des éléments essentiels de la lutte contre le mythe du paradis terrestre. Le livre est trop souvent un instrument de la servitude spirituelle, mais c'est une arme à deux tranchants. Les oevres des auteurs dits classiques condamnent l'injustice, le mensonge, la conquête d'une petite nation par une grande, la terreur policière, les tortures infligées; aux prisonniers; elles préservent les notions du Bien et du Mal; la condition humaine n'y est jamais réduite au simple jeu des forces sociales; on y entend toujours l'ancienne plainte d'Oedipe écrasé par le destin. Comment rivaliser avec cet héritage qu'on met sans cesse à la portée du peuple - voilà un casse-tête pour les gouvernants. Il n'y a qu'un moyen: fortifier l'individuel, car autrement les produits de la pensée et de la plume seront plats et stériles. Mais fortifier l'individuel signifie éveiller la sensibilité morale, rompre le charme, aux yeux tournés vers le millenum montrer la terre. Telle est la contradiction du dégel. Dans le récit "Le renard d'or", j'ai souligné la conversation du petit garçon avec sa camarade d'école. La petite fille, indifférente aux renards d'or et autres bêtises pareilles, connaît pourtant une fable émouvante, propre à la nouvelle génération. C'est l'histoire du chien Médor. "Médor habitait chez des gens riches, tu sais, capitalistes. Les yeux de Luc brillèrent.
- Moi, je n'aurais pas travaillé! Emilka s'assombrit
- Je dis la vérité et tu inventes. Et puis...
- On a chassé les capitalistes? Notons le fond philosophique. Le petit garçon incarne le rêve étranger à la nécessité (j'aurais fui, j'aurais eu des ailes, on aurait chassé les capitalistes); la petite fille parle au nom de la nécessité étrangère au rêve. La satire est dirigée contre l'éducation qui enferme la fantaisie enfantine dans le corset des "lois". Prenons comme exemple opposé un dessin animé américain. Le monsieur descend à la cuisine pour prendre son café matinal et voit à travers la fenêtre une licorne qui mange les roses dans le jardin. Le monsieur monte à toute vitesse pour l'annoncer à sa femme qui ouvre un oeil, hurle: "La licorne est un animal mythique" et se tourne de l'autre côté. Le mari s'approche de la licorne dans le jardin et lui offre une fleur. L'épouse raconte à un psychiâtre la maladie de son mari, mais celui-ci, questionné par le médecin, répond: "La licorne est un animal mythique". Sur un signe du médecin, deux infirmiers géants se jettent sur la mégère et l'emportent, se débattant et criant, dans un asile d'aliénés. Le triomphateur sait qu'il a vu licorne. En niant, il a recours à un subterfuge. Les millions d'habitants de l'Occident chérissent leurs licornes, et tout ce qu'ils désirent, c'est d'avoir leurs petits jardins épargnés par les vicissitudes de évènements. Les années dernières sont marquées en Europe occidentale et en Amérique par l'accroissement des tendances antihistoriques, par la fuite dans la sphère privée. Les signes abondent: ce sera le manque d'intérêt pour les livres traitant des doctrines philosophico-politiques, la popularité relative des ouvrages du professeur Toynbee qui diluent le présent dans le flux des civilisations éphémères, le succès inoui des reproductions de musique et de peinture, la recherche des divertissements qui permettent de s'enfermer dans le cercle familial. Dans un petit bourg français que j'habite, notre marchand de radios est débordé de travail: du matin au soir, il parcourt le voisinage en installant la télévision. La télévision, haie par les intellectuels, devient en Europe même, un passe-temps favori des multitudes populaires. Toutes ces acquisitions: l'auto et la vespa, la télévision et le disque, sont approuvés par ceux qui ont peur des mouvements révolutionnaires. "L'embourgeoisement", qui atteint ses sommets dans la République Fédérale allemande, leur peraît le meilleur remède les pensées chimériques. Est-ce qu'un homme qui se sent libre est libre? Je me posais cette question autrefois, en regardant la vie des petites villes de la Nouvelle-Angleterre et je me la pose dans ma province française. Le sol est secoué par le bruit d'une machine mystérieuse qui ne s'arrête ni jour ni nuit. Les fleurs sont belles et la licorne fait son apparition quand on boit son café mais c'est un animal qui s'effarouche facilement. Fortifier l'individu contre la "grosse bête" du social? Qui, mais la liberté achetée au prix de l'incoscience se détruit au profit des forces qu'elle ne maîtrise pas. L'homme oublie alors ce qu'il pourrait être et accepte une manière de vivre dénaturée, où le travail et le jeu sont deux domaines différents. Les dangers semblent venir seulement du dehors, tandis qu'ils habitent celui qui veut les éviter. Un Noir américain, devant qui j'ai exprimé mon doute quant à la possibilité d'échapper à l'histoire, s'écria: "Elle se fatiguera vant de m'attraper! Je courrai vite!" Une telle atmosphère non seulement est propice au maccarthysme, mais elle contribue à la sélection à rebours des hommes d'état, des administrateurs et des diplomates, avec une prime pour la mentalité infantile. L'aliénation des intellectuels s'accroît aussi dans le sens littéral. En fait, le point le plus faible du camp occidental est cette animosité mutuelle entre les intellectuels et le système qui les tolère à peine. Faut-il rappeler: Albert Einstein, Lise Meitner, Fermi et tant d'autres (même Bertold Brecht) avaient cherché refuge aux Etats-Unis et non en Union soviétique, et ces fugitifs de l'Europe, ceux mêmes qui ont libéré l'énergie atomique, sont aujourd'hui couverts d'opprobe; on part de l'illusion que les armes protègent et que la stratégie des militaires suffit comme programme d'action. Le "dégel" est destiné à tenter ces victimes du conformisme occidental: c'est là un contre-poids très dialectique. Ceux des intellectuels qui se détournent des plaisirs modestes tels que d'observer la licorne dans le jardin, et qui cherchent à comprendre "les lois historiques" tombent, il est vrai, dans de faciles aberrations. Il suffit pour s'en convaincre de lire "Les Mandarins", le livre piteux de Simone de Bauvoir. Je dis "piteux", non pas parce que sa tendance m'est peu sympathique, mais parce que c'est un livre d'abdication totale. Les personnages de ce roman ne pensent pas, bien qu'on nous assure que quelque part derrière la scène, ils font usage de leur pensée et de leur plume. Ils ne connaissent pas le dialogue, le combat des arguments, la rencontre des attitudes qui remplissaient la littérature du XIXè siècle. Ils réagissent, c'est tout. Dans ce roman, si typique, dire la vérité sur l'Union soviétique égale être - objectivement - un agent américain. Les courants antiréalistes de la présente littérature américaine laissent deviner que la crainte de devenir - objectivement - un agent soviétique pourrait bien être ce qui pousse les auteurs vers les thèmes "éternels - d'ordinaire moins éternels qu'on ne pense. La liberté illusoire dans l'incoscience - ou bien la servitude dans la fausse science, tel est le dilemme et cette quadrature du cercle ne se prête pas aux sermons. Seuls pourraient la résoudre les mouvements authentiques de trensformation sociale ne prétendant pas à la compréhension du "sens de l'histoire". Revenons à Bielinski. Après la période où cet écrivain glorifiait le tzarisme vint celle du dégoût. Une des premières manifestations de cette crise fut une lettre à un ami dans laquelle Bielinski regrettait ses attaques contre les Polonais hostiles au régime "nécessaire" et "rationnel". "Ce qui m'afflige le plus - écrivait-il - c'est mon propos contre Mickiewicz dans ce hideux article sur Menzel. Comment! Oter au grand poète son droit le plus sacré de pleurer la chute de ce qui est pour lui le plus cher dans le monde et dans l'éternité - son pays, sa patrie - de maudire les bourreaux de sa patrie - et quels bourreaux!" Cette crise a mené Bielinski à la révolte contre "l'état des choses" aussi bien que contre l'optimisme des progressistes. "Que me rapporte cette conviction que la nationalité triomphera, que l'avenir sera heureux, si le sort m'a contraint à être témoin de la bêtise, de l'arbitraire, de la force bestiale? Qu'est-ce que cela me fait que mes enfants, ou tes enfants soient heureux plus tard, si moi je suis malheureux et pas par ma faute?". Puis, dans la phrase suivante il s'éloigne de cette éthique puremont individuelle et embrasse "l'idée de la négation" comprise en tant qu'idée de la révolution ayant à réaliser "la loi objective du développement" - et par là il se rapproche de Hegel, du côté de la gauche. Il n'a jamais su pourtant sortir de la contradiction entre le bien absolu et le bien dont le critère est le progrès social. Quoique ses commentateurs soviétiques y voient "une porte ouverte à l'idéalisme", nous ne le lui reprocherons pas. L'éthique qui supprime la contradiction insurmontable entre le grain divin dans l'homme et sa place dans l'histoire, nous la jugeons d'après ses fruits. "L'idée de la négation" a eu pour résultat un régime de rangs, d'uniformes et d'oppression des peuples. Elle a fourni aux partisans du "statu-quo" dans les pays capitalistes un argument terrible: "Ne tendez pas la main vers les fruits défendus, car ce sera pire". La psychologie des hommes de la seconde moitié du vingtième siècle est celle des vaincus. La "bête sciale" se dresse devant eux, aussi menaçante qu'était la Nature pour les hommes primitifs. Je cite Simone Weil:
Devons-nous douter que l'homme maîtrisera la société, de même que son prédécesseur remporta victoire sur les monstres qu'il avait conjurés au commencement à l'aide de la magie? Non. Mais il ne faut pas aspirer au paradis terrestre. En attendant, le travail préparatif doit consister à nommer magie ce qui n'est que magie. Quant à l'avenir, il ne sera pas ouvert avant que ne disparaisse la fascination par les deux blocs opposés. Je dépasse ici mes compétences, mais je ne peux pas m'abstenir de faire une remarque empiétant sur le domaine qui, seulement en apparence, est cecienne vérité mieux connue des poètes que des politiciens, selon laquelle la force se heurte d'ordinaire à une autre force, jamais prévue. C'est pour cela probablement qu'on y maintient - et peut-être non sans fondement - que la Russie est mortellement menacée par le troisième bloc et que ce bloc s'appelle la Chine. La menace d'aujourd'hui se présente sous une forme larvée - mais qui sait si dans vingt ans elle ne deviendra pas un facteur essentiel de la politique mondiale? Alors, ou bien s'accomplira la prophétie lugubre d'Orwell sur les trois grands organismes - Océanie, Euroasie et Asie de l'Est, totalitaires et menant entre eux une guerre incessante, ou bien la leçon accordée par le mouvement des phénomènes sera suffisante pour ôter aux Etats le nimbe eschatoloqique qui ne leur est pas dû.
Milan, 12-17 Septembre 1955
Rozdział czasopisma: Archiwum Emigracji. Studia, Szkice, Dokumenty, 1998 z.1. (Archiwum Emigracji t. 5)
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